Henri Le Gars, employé aux usines Bolloré en novembre 1939

De GrandTerrier

LogoRoueOdet.jpg

« j'ai débuté chez Bolloré le 2 novembre 1939 ... en 1981 Vincent arrivait, et moi je partais »

Cachet Bolloré.png

Henri Le Gars, employé-comptable aux usines Bolloré d'Odet et de Cascadec de 1939 à 2001, interviewé le 10 juillet 2007 par Jean Cognard.

Version publiée dans le Kannadig : « Kannadig n° 3 Novembre 2007 » ¤ 

Autres lectures : « L'histoire de la cité de Keranna par Henri Le Gars » ¤ « La généalogie de la cité de Keranna par Henri Le Gars » ¤ « Une cité d'ingénieurs et ouvriers du 20e siècle à Keranna-Odet » ¤ « Keranna » ¤ « La chapelle de Ker-Anna » ¤ « GUÉGUEN Jean - Odet, de 1900 à nos jours » ¤ « Marie Blanchard (1896-1976), sage-femme » ¤ « Chronique du début du siècle à Odet par Marianne Saliou » ¤ 

D'où étaient vos parents ?

Mon père était originaire de L'Île Tudy. Mon grand-père Yves que je n'ai jamais connu avait péri en 1900 dans un naufrage avec 5 collègues pêcheurs. La bateau s'appelait "Le petit mousse". Son corps a été retrouvé à 3 milles du Guilvinec. Mon père, l'aîné de 3 enfants, s'appelait Yves aussi et n'avait que 5 ans quand son père est mort. Par l'intermédiaire du préfet mon père a trouvé un emploi de domestique sur le yacht du père Thubé, le frère de Mme Bolloré. Ca ne lui plaisait pas, si bien qu'à 17 ans, en 1912, il a préféré venir travailler à l'usine Bolloré d'Odet. Il était sans doute en pension à Ti-Ru au début, et c'est là qu'il a connu ma mère. Il a du travailler aux machines pour commencer. Il a même eu une blessure à la main, un accident de travail, ça devait être à la machine 7, mais ce n'était pas très grave.

Après, j'ai toujours connu mon père à la centrale électrique de l'usine, comme centraliste de faction. La centrale qui produisait le courant électrique était dans l'enceinte de l'usine. Elle était à côté de la grande cheminée et la chaufferie, il y avait un petit pont pour traverser d'un bâtiment à l'autre. En 1939, il a été rappelé au service militaire qui était obligatoire jusqu'à 48 ans. Il avait 44 ans (né en 1895). Il a été mobilisé comme centraliste aux chantiers de Pen-Hoet à St-Nazaire.

Ma mère n'a jamais travaillé à l'usine. Elle faisait de la couture. Pendant la guerre elle faisait des pantoufles avec les vieux feutres et des tissus qu'on récupérait de l'usine. Son grand père Pierre Jean, né en 1840, faisait des transports entre Quimper et l'usine d'Odet, et il a été tué en passant sous les roues de sa charrette.

HenriLeGars.jpg

C'est ma tante qui racontait ça (>> Chronique du début du siècle à Odet par Marianne Saliou). Elle dit aussi, qu'il a travaillé avec Le Marié qui a cédé la papeterie à Bolloré en 1861, donc avant ses 21 ans. Ma grand mère Rannou est née en 1870, et son frère était Ren Rannou le contrôleur aux favoris qu'on voit sur certaines photos-cartes postales de fêtes à Odet.

Quelles écoles avez-vous fréquentées  ?

Ecole St-Joseph en construction en 1929

Je suis né en 1923. A l'âge de la maternelle j'ai fréquenté pendant un an ou deux l'école des deux religieuses de Ker-Anna qui habitaient tout près de chez nous. Les religieuses étaient dans la toute première maison de la cité ouvrière, près de la route, du côté de l'usine. Ensuite j'ai fait un an à l'école publique, et je suis venu à 6 ans et demi à l'école privée St-Joseph en septembre 29.

A 12 ans j'ai eu mon certificat d'étude. Et de là je suis parti quatre ans au Likès pour le brevet élémentaire. J'ai passé un CAP d'ajustage. En 1939, en principe j'avais terminé mes études. J'avais fait une demande pour rentrer dans les apprentis mécaniciens de l'armée de l'air à Rochefort. Je devais passer un concours à Rennes qui a été annulé car en septembre 1939 c'était la déclaration de guerre. Comme j'étais inoccupé avec un brevet en poche et que ses adjoints avaient été mobilisés, le directeur Nédélec de St-Joseph est venu me demander et à René Sizorn, si on voulait bien enseigner à Lestonan. Je l'ai fait pendant un mois et demi. Entretemps ma mère avait du demander que je puisse rentrer à l'usine et j'ai été convoqué.

Comment s'est passée l'embauche à l'usine  ?

J'ai commencé le 2 novembre 1939 comme garçon de course. Le père Garin trouvait que son courrier n'arrivait pas assez tôt le matin. On m'avait acheté une petite mobylette au début et je devais aller à Quimper ouvrir la boite postale avec une clef et je ramenais le courrier à Odet. Mon futur beau-père, Henri Gourmelen, était conducteur de camion à l'usine tout en remplaçant des chauffeurs chez le transporteur Mévellec de Quimper, et il était aussi responsable du service incendie, en tant qu'ex-pompier de Paris. Le père Gourmelen conduisait la vieille Citroën B14 des Bolloré pour les besoins de l'usine et de temps en temps pour les courses à Quimper de la grand-mère Bolloré qui notait ses commissions dans un carnet.

Citroën B14

Rue Kéréon il y avait le magasin Mallégol pour tout ce qui est crèmerie, laiterie, épicerie, café, fromage. A coté il fallait s'arrêter à la poissonnerie Donnard, à un magasin de fruits et légumes tenus par des espagnols qui s'appelaient Ximelis. Sur la place Terre-au-Duc, il y avait un nommé Freton qui faisait fruits et légumes aussi. On passait à la charcuterie Quéau et la boucherie Jean Rannou de la même famille que les Rannou de l'épicerie de Ti-Ru.

Comme il n'y avait pas tout le temps du travail comme commissionnaire, j'ai été mis au service téléphonique qui à l'époque passait par ce qu'on appelait l'inter. En 1940 le chef de la chiffonerie Paul Le Gallès est décédé, et j'ai alors rejoint René Heydon, un petit cousin, qui était son employé-comptable. On avait besoin de monde car l'usine marchait encore, la fabrication de papier a continué jusqu'en 1941. Les comptable de la chiffonerie faisaient aussi la paye des ouvrières qui dépendaient de la chiffonerie. On transmettait les demandes d'argent à la caisse centrale qui s'adressait à la banque pour donner leur paye en espèces aux ouvrières.

C'est nous qui faisions le décompte des heures travaillées, certaines étaient payées à l'heure et aux pièces (au rendement). Je n'ai pas été préparé à ce poste, car au Likès j'ai passé un CAP d'ajustage, mais j'ai toujours aimé les chiffres.

JF Lebreton champion du monde de poids et haltères

L'haltérophile Jean-François Lebreton qu'on voit sur les photos de centenaire en 1922 est venu début 1940 quand les Allemands ont fait la percée de Sedan. Tous les bureaux de Paris ont débarqué un jour à Ergué-Gabéric. Ma femme a été épouvantée la nuit où ils sont arrivés. Ils étaient coincés quelquepart sur la route en panne sèche et ils ont appelé au téléphone Jean-Marie Le Floc’h, le transporteur quimpérois, qui s’est déplacé chez mon beau père pour lui dire de venir les chercher avec la voiture de l'usine. Ils sont arrivés en mai 1940. Jean-François Lebreton faisait partie de l'équipe. Il se trouvait que le gars qui travaillait à la caisse avec moi, il était marié, il avait quatre enfants, mais du fait qu'il ne les avait pas déclarés, il a été appelé au service militaire à Toulon dans la Marine. Lebreton est venu travailler avec moi à la caisse pendant quelques mois.

Quand la fabrication s'est arrêtée à Odet, avez-vous cherché du travail ?

En 1941 quand l'usine d'Odet s'est arrêtée, tous les mensuels, les petits chefs, les surveillants de fabrications, les chefs électriciens, les chefs mécaniciens, les surveillantes de la salle d'emballage, les maitresses et sous-maitresses de la chiffonerie, les services d'entretien, tous ceux qui étaient au mois ont pu rester pendant 4 ans, payés à ne rien faire, en vacances en quelque sorte. Ceux qui étaient payés à l'heure ont été tous débauchés, et ils ont été obligés de trouver du travail dans les fermes à la campagne, ou alors d'aller travailler en usine à Lorient à la compagnie Todt qui embauchait à tour de bras à la base sous-marine.

Comme il n'y avait plus de travail à la comptabilité, j'étais affecté une semaine sur deux au magasin 36, René Heydon faisant l'autre. Comme on avait un stock de chiffons, de chanvre et de lin paillé, dans ce magasin 36 du côté de la route de Briec, on avait installé une machine qu'on appelait Garnett du nom de son fabriquant anglais. Une sorte de machine à battre dans laquelle on mettait toutes les étoupes de chanvre ou de lin. En dessous de la machine, il y avait une fosse où tombaient les déchets et qu'il fallait vider de temps en temps.

Un beau jour, on m'appelle. Tout l'état major de l'époque était là : René Guillaume, le PDG, son oncle le père Thubé, le père Garin, Ferronière. Et ils me demandent si j'étais d'accord pour aller travailler à Cascadec. Je n'avais pas intérêt à dire non, je connaissais leur réponse : "il n'y a plus de place pour toi ici". Je suis parti à Cascadec le 13 juillet 1942, c'était un lundi. J'avais amené mon vélo, et le soir-même je suis revenu à Ergué. Le lendemain matin, le 14, j'ai expliqué à Garin que les conditions n'étaient pas très bonnes là-bas. Il m'a dit qu'il avait arrangé les choses avec la direction de Cascadec. J'ai repris mon vélo et j'y suis retourné.

Comment étaient les conditions de travail à Cascadec en 1942 ?

OCBCahiersSlim.jpg

J'ai remplacé mon beau-frère Jean Mazé qui était responsable des expéditions des cahiers OCB et qui devait prendre un poste de comptable de la fabrication papier. A l'époque il n'y avait pas beaucoup de tabac, on devait passer par des cartes de ravitaillement, mais les gens achetaient des cahiers, et grâce à leur plantation personnelle dans leur jardin pouvaient fumer. Mais ce tabac n'était pas très bon.

D'autres d'Ergué étaient partis à Cascadec un peu avant moi. Il y avait Couré de Pennaneac'h qui était surveillant de fabrication, pour remplacer un . Pierre Eouzan était là aussi, il était célibataire à l'époque. Ils logeaient dans une maison particulière, chez un nommé Sinic, la salle à manger était pour la direction et la cuisine pour les employés. L'usine payait notre repas. Pour dormir il y avait deux lits à l'infirmerie. Mon cousin Pierre Quéré qui venait de se marier en 1939 est venu 15 jours après moi. On logeait donc tous les deux à l'infirmerie. Quelques temps après, au mois de novembre, ils ont du penser qu'avec les repas et le logement on allait toucher plus que les caïds haut placés. Le directeur de l'usine avait demandé à la concierge de l'usine (son mari était un cousin germain) si elle pouvait nous faire à manger. Mon cousin Pierre, une institutrice du Bourg de Scaër et moi on mangeait là. Moi en tant que célibataire je devais payer ma part, c'était gratuit pour les gars mariés

J'étais toujours à Cascadec, quand la classe 1943 a été convoquée en octobre 1943 pour passer une visite médicale à Quimper. Le maire, Pierre Tanguy pour Ergué-Gabéric, devait accompagner ceux qui étaient convoqués à la mairie de Quimper. J'y suis allé avec Eugène Piriou et Louis Bréus, et on est revenu à la maison sans être inquiété. D'après moi le vol des papiers du STO par les gars du Bourg, Fanch Balès, Pierre Le Moigne et Jean Le Corre, le 14 janvier 1944 à Quimper a concerné la classe 43 et non pas la classe 42 comme il a été dit (cf article François Balès, résistant (1921-1944). Parce que ceux de la classe 1942 comme Jean Le Gall avaient déjà reçu au mois de mai leur papier pour partir en Allemagne. Je pense que ce sont les papiers de la classe 1943 qui ont brûlé dans le four du boulanger.

Je suis retourné à Cascadec le jour même. J'ai même failli me faire tuer en revenant. J'étais venu à vélo, et au retour, passé Garsalec, il y avait un bistrot, chez Quelven ; ils faisaient encore des noces pendant la guerre. Une voiture garée là dont le chauffeur, un boucher, n'était pas très frais, a démarré juste à ce moment. Il m'a accroché à la pédale et déposé sur le tas de sable en face de la maison que construisaient les parents de Marcel Flochlay, le coureur cycliste.

Sinon à Cascadec, l'usine était classée G-Betrieb (Gefang Betrieb = "production réquisitionnée"), les ordres de fabrication étant surveillés par les Allemands. En 1944 au moment du débarquement, j'étais à l'atelier des cahiers de papiers à cigarettes, quand j'ai vu la femme d'un des contremaitres de l'atelier métallique. Il s'appelait Choué et Bolloré l'avait fait venir de la maison Chambon. Sa femme était venu à 8:30 lui dire qu'ils avaient annoncé à la radio que les anglais et les américains venaient de débarquer en Normandie. Tout le monde reprenait espoir.

Papeterie de Cascadec, en Scaër

Comment s'est passé le retour à Ergué-Gabéric  ?

Le 18 mai 1943 il y a eu un incendie à la chiffonerie de Cascadec. On avait embauché du monde pour essayer de récupérer les chiffons. Ce qui fait qu'il y avait trop monde. En 1944 ils se sont demandés ce qu'on allait devenir. Alors que j'étais en congé à Ergué, Yvon Le Gall est passé me dire que le père Garin voulait me voir. C'était pour m'entendre dire qu'il ne fallait plus retourner à Scaër. J'étais mis en chômage, en disponibilité.

J'étais à la maison, et j'ai été obligé de me cacher du STO. Ma mère avait une cousine germaine à Landudal, à Kerjos, la même ferme que celle du père d'Yves Jaouen électricien à Odet et à Cascadec. J'ai été là-bas pendant quelques mois après septembre 1944. Après je suis parti au service militaire de février 45 à février 46, car ma classe a été appelée à la place de la classe 45. J'ai été appelé à Vitré, et un beau jour j'ai été désigné d'office pour parti en Afrique du Nord. J'ai fait mon service militaire dans une école de transmission de l'armée de l'air à Fèz, au Maroc. En janvier on a appris que la classe 43 était démobilisée. Je suis rentré à la maison en 1946, l'usine n'avait pas démarré.

Je suis venu voir le père Garin. Il m'a dit qu'il n'y avait pas le choix, il fallait retourner à Cascadec où le directeur avait enfin changé. J'y suis resté de nouveau du 2 mai 1946 au 31 mars 1947 comme expéditeur de cahiers. L'usine d'Odet a pu redémarrer en janvier, car ils avaient pu avoir du charbon pour faire tourner les machines. Le 1er avril 1947 j'ai pris un poste de comptable. Ma première mission a été d'apurer le compte des clients OCB, car il n'y avait jusqu'à présent qu'un seul compte. J'ai eu à reconstituer le solde, et à ouvrir un compte pour chaque client. J'ai du éplucher tous les talons des chèques postaux. Dans notre bureau à la compatibilité, il fallait de la place pour déployer les grands registres. J'ai gardé ce travail de suivi des comptes-clients. La plupart des factures étaient libellées en livres, et il fallait convertir en francs au cours du jour.

Entre 1950 et 1981 les choses ont-elles changé à la compta ?

Il y a eu beaucoup de changements. Dans les années 1950, ils avaient embauché quelqu'un du Crédit Nantais (devenu par la suite Crédit Industriel de l'Ouest), un nommé Briand. On lui avait attribué les comptes fournisseurs. Moi, en plus des clients, j'avais le chiffre d'affaires et la TVA, En 1951 des audits sont débarqués de Paris pour voir ce qu'on faisait. Ils pensaient transférer la comptabilité générale intégralement à Paris. J'étais aussi prévu pour aller à Paris aussi. Mais ils ont renoncé à leur projet au dernier moment, car l'opération aurait coûter trop cher.

On a redistribué les rôles car la compta clients devait partir à Paris. On m'a attribué la caisse et les banques. Toutes les semaines je devais fournir la situation et les besoins pour la quinzaine à venir. Et ils nous faisaient les virements à la banque CIO de Quimper. Avec les 2 usines, cela faisait beaucoup d'argent pour l'Ursaff, les Assedic. A l'origine le caissier allait chercher les espèces à la banque car on payait les ouvriers en liquide. Après le directeur ou un employé de la banque venait à Odet, et ensuite à Scaër. Michel Le Floch, le gardien de l'usine, servait quelque fois de garde du corps pour les transports de fonds.

MedailleTravail40.jpg

Après 1970 j'ai abandonné la caisse ensuite et changé de poste. Le fils Castric s'occupait de la paie des cadres. On m'avait donné la paye des agents de maitrise. Jean Hascoët et Jean Le Gall faisaient celle des ouvriers. C'était compliqué à l'époque le système de paie avec les primes d'ancienneté, les heures de nuit, de dimanche, les paniers .... Après 1974 , j'ai vu tous les chamboulements à la direction de l'entreprise, ce que n'a pas vu mon prédécesseur Castric qui était parti avant. J'ai eu les 3 médailles du travail, 25 ans, 35 ans et 40 ans. La dernière c'est Vincent Bolloré qui me la remise en 1981. Lui il arrivait, et moi je partais.



Tamponsmall2.jpg
Thème de l'article : Mémoires de nos anciens gabéricois. Création : octobre 2007    Màj : 17.09.2023