L'invention des légendes de l'Ankou selon Jean-Marie Déguignet

De GrandTerrier

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Une explication sur les légendes bretonnes et son archétype « l'Ankou » [1], créés par des missionnaires chrétiens et leurs successeurs, les curés de campagne.

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« Toutes les fois qu'un breton éprouve un frissonnement quelconque, une peur inexplicable, il dit de suite : "Ayaou ! passed e ann Ankou dreisthon, ben ar veichal e zin ganthan"  » (l'Ankou vient de passer par dessus moi, la prochaine fois il me prendra).

Autres lectures : « DÉGUIGNET Jean-Marie - Contes et légendes de Basse-Cornouaille » ¤ « QUEVILLY Laurent - Illustrations des Contes et légendes de JM Déguignet » ¤ « DÉGUIGNET Jean-Marie - Mémoires d'un Paysan Bas-Breton » ¤ « DÉGUIGNET Jean-Marie - Histoire de ma vie, l'Intégrale » ¤ « DÉGUIGNET Jean-Marie - Rimes et Révoltes » ¤ « Chanson en l'honneur du sire Le Braz, Anatole Kenta eur Roue ken glorius, J-M.D. » ¤ 

Présentation

Grâce à « La légende de la mort en Basse-Bretagne » d'Anatole Le Braz publiée en 1893, tout le monde connaît aujourd'hui l'Ankou [1], ce personnage messager de la mort, sous son linceul ou son feutre sur la tête, sa faux mortelle et sa charrette qui, dans la nuit, grince et effraie petits et grands.

Mais on connait moins les mémoires ou les poèmes de Jean-Marie Déguignet où il est question de cette légende, avec une explication critique de la vision folkloriste d'Anatole Le Braz. On peut compter une dizaine de passages où le paysan bas-breton décrit les croyances rurales autour de la mort qu'il a lui-même observées et explique leur origine "chrétienne".

Sur le thème de « notre Ankou breton », Déguignet en fait d'abord ce portrait conventionnel : « il voyage jour et nuit, semant sur son chemin une espèce de terreur panique, le jour donnant des frissons et la nuit faisant entendre le wig-wig de la charrette des morts » ; « Vienne enfin, un jour, par la faux de l'Ankou / Me jeter au tombeau, en me tranchant le cou. / Alors je pourrai dire en tombant sous la faux / Benedictus te Ankou, tu as fini mes maux. »

Jeune enfant à Ergué-Gabéric, un jour où il avait une forte fièvre qui devait l'emporter, il croit même voir la faux de l'Ankou : « tout le monde avait entendu quelque chose annoncer que j'allais bientôt partir au bourg sur le dos et les pieds en avant ... la nuit venue, je vis tout ce dont elles avaient parlé, je vis le spectre de l'Ankou, le spectre d'un spectre avec sa faux me faisant des grimaces au pied de mon grabat ».

Mais bien sûr personne en réalité ne peut attester avoir vraiment vu le messager dans sa ronde macabre sur les chemins de campagne bretonne : « l'Ankou, ni sa prétendue charrette n’ont jamais été vus par personne, attendu que l'Ankou n'est qu'un signe ou intersigne de la mort mais toujours invisible ».

Déguignet s'amuse de la naïveté des folkloristes, Anatole Le Bras le premier, qui ont cru sur parole toutes ces histoires mettant en scène l'Ankou : « Anatol mest an Ankou » (Anatole, le maître de l'Ankou) ; « un de ces savants chercheurs de légendes » ; « c'est ainsi qu'ils en content à ces messieurs savants quand ceux-ci les forcent à parler » ; « Ah se dit ce malin quemener ... je vais te dire comment il est fait puisqu'il y aura la goutte à boire  ».

Et il donne enfin les seules explications sociologiques et religieuses auxquelles il croit :

  • « la légende de l'Ankou vient de la même source que toutes les légendes bretonnes, c'est à dire des missionnaires chrétiens et des prêtres catholiques, leurs successeurs. »
  • « Toutes ces légendes et celle de l'Ankou plus que les autres, portent la marque irrécusable du christianisme. »
  • « Ankou vient du mot anken, ankenius, ankrez, qui veut dire inquiétude, peur, frayeur, mot qui caractérise fort bien l'exécuteur des hautes œuvres divines. »
  • « Il faut à chaque curé son Ankou comme il lui faut un saint patron de la paroisse »

Ceci dit, vieux et à l'article de la mort, Déguignet se met encore lui-même en scène face au personnage de légende :

« Ce vieux ... est toujours dans son trou,
Pensant et écrivant en attendant l'Ankou,
Ce faucheur acharné qui fauche les braves,
Les pauvres, les honnêtes, les gueux, les esclaves.
 »

Morceaux choisis

L'Intégrale des Mémoires, Histoire de ma vie (p. 33),

J'aurai à parler plus tard de ces charrettes, et nous verrons comment ont été fabriquées les légendes du karr ann ankou (la charrette de la mort) sur laquelle on a fait tant de récits contradictoires.

L'Intégrale des Mémoires, Histoire de ma vie (p. 124),

Comme l'avait pressenti le père, cette fièvre devint terrible, si terrible qu'au bout de quelques jours, on me considéra comme perdu. On alla chercher le prêtre, pour me donne l'extrême-onction, la carte de circulation pour le royaume éternel. C'était donc fini cette fois. Après le départ du curé, les vieilles commères qui me considéraient déjà comme un mort, et qui pensaient que je ne voyais, ni n'entendais plus rien, donnaient libre cours à leur babillage habituel. Mais quoique je ne pouvais ni bouger ni parler, j'entendais bien cependant. Une disait qu'elle savait bien que quelqu'un passerait bientôt devant sa porte, elle avait entendu passer carik ann Ankou. Une disait avoir entendu la clochette ; d'autres encore disaient avoir entendu les chants de veillées et les grâces ; enfin, tout le monde avait entendu quelque chose annoncer que j'allais bientôt partir au bourg sur le dos et les pieds en avant. Le bavardage de ces femmes fut la cause que, la nuit venue, je vis tout ce dont elles avaient parlé, je vis le spectre de l'Ankou, le spectre d'un spectre avec sa faux me faisant des grimaces au pied de mon grabat. J'assistai durant la nuit à toutes les cérémonies mortuaires de ma propre personne, sans que cela ne m'effrayait le moindrement. J'étais content au contraire, j'avais reçu un certificat de bonne conduite et ma feuille de route pour le ciel : « Ita, anima sancta ad regnum aeternum » ("Va, âme sainte, vers le royaume éternel"). Car je croyais alors, puisqu'on me disait, que les Bretons allaient aussi dans le Jérusalem céleste de Jésus, si bien décrite par son cousin Jean. Ça n'a été que bien plus tard, en fouillant et refouillant tous les catalogues des élus, que j'ai bien vu qu'il n'y avait aucun Breton dans cette ville merveilleuse. Cependant, ces bonnes femmes s'étaient trompées, ou l'Ankou les avait trompées, car je ne mourus pas, quoique j'étais resté plusieurs jours qu'on ne savait guère si j'étais vivant ou mort.

Rimes et Révoltes (p. 17),
poème "Vers adressés à Le Braz Anatole ... [2]"

Je rêvais l'autre nuit que la pâle Atropos [3],
Laquelle à notre Ankou fait de la jalousie,
Etait venue à moi avec ses gros ciseaux
Me tranchant en riant le filet de la vie.

Rimes et Révoltes (p. 25),
poème "À Monsieur Malherbe de la Boixière ... [4]"

Je rêvais l'autre nuit que la Grecque Atropos [3],
De notre Ankou breton, compagne et amie,
Etait venue chez moi avec ses gros ciseaux
Me trancher en riant le filet de la vie.

Rimes et Révoltes (p. 73),
poème "Chanson en l'honneur du sire Le Braz ... [5]"

L'Intégrale des Mémoires, Histoire de ma vie (p. 725),
Rimes et Révoltes (p. 82),
poème "Me voici échoué sur un lit d'hôpital ... "

Vienne enfin, un jour, par la faux de l'Ankou
Me jeter au tombeau, en me tranchant le cou.
Alors je pourrai dire en tombant sous la faux
Benedictus te Ankou, tu as fini mes maux.

L'Intégrale des Mémoires, Histoire de ma vie (p. 597),
Rimes et Révoltes (p. 64),
poème "Rare et fameux esprit ... "

Ce vieux, par vous volé, est toujours dans son trou,
Pensant et écrivant en attendant l'Ankou,
Ce faucheur acharné qui fauche les braves,
Les pauvres, les honnêtes, les gueux, les esclaves.

L'Intégrale des Mémoires, Histoire de ma vie (p. 96),
Contes et légendes de Basse-Cornouaille (p.93)

Les paysans bretons sont méfiants, mais vis-à-vis de ces Messieurs qu'ils considèrent toujours en ennemis, en exploiteurs, ils sont aussi malins ... C'est ainsi qu'ils en content à ces messieurs savants quand ceux-ci les forcent à parler. L’un de ces messieurs voulant absolument savoir comment était fait Karik ann Ankou [6], s’adressa à un de ces tailleurs de campagne, les plus malins blagueurs de tous les paysans. « Ah se dit ce malin quemener [7], tu veux savoir comment il [est] fait ce Karik ann Ankou que personne n'a jamais vu ni moi non plus. N'importe, je vais te dire comment il est fait puisqu'il y aura la goutte à boire ». Et le vieux quemener [7] lui raconte qu'une nuit, étant en train de veiller un malade, il avait vu par la croisée une charrette arrêtée sur le chemin, attelée de deux chevaux de timon et un troisième devant ; sur le devant de la charrette qui avait toutes les formes d'une charrette bretonne, un homme se tenait debout, et entretenait le cheval de devant par la bride. Le premier paysan venu qui aurait entendu cela, aurait dit à ce tailleur « Allons donc, farceur, qu'est ce que tu nous racontes là ? L'Ankou, ni sa prétendue charrette n’ont jamais été vus par personne, attendu que l'Ankou n'est qu'un signe ou intersigne de la mort mais toujours invisible, aussi invisible que la clochette qu'on entend comme Karik ann Ankou, suivre le chemin de la mort ». Et ce premier venu aurait fait taire immédiatement le blagueur. En supposant que quelqu'un eut pu voir cette charrette de la mort, il l'aurait vue telle qu'elle était alors, une charrette sans cotés ni bouts, rien que le fond sur lequel on plaçait le cercueil sur deux coussins de paille de seigle, un à chaque bout, puis on l'amarrait aux [un mot non lu] du fond avec des lanières en cuir. Et à cette charrette on n'attelait jamais que des bœufs avec un cheval devant si le mort était un homme, et une jument si c'était une femme. Cette charrette était entièrement en bois, essieux et tout, et comme suivant une superstition, on ne devait pas la graisser, pour conduire un mort au bourg, souvent l'essieu grinçait dans les moyeux en faisant wig, wig. Et c'était ce bruit que les gens prétendaient avoir entendu d'avance, une nuit quelconque, c'est à dire le bruit de Karik ann Ankou. Bien entendu ces gens ne disaient ça qu'après avoir entendu grincer la charrette qui conduisait le mort ; c'était alors seulement qu'ils affirmaient avoir entendu ce bruit-là quelques jours avant ; comme les gens de la maison du mort lorsqu'ils avaient entendu dire les grâces, chanter les cantiques mortuaires, clouer la bière, remuer les croix et la clochette, tous affirmaient également avoir entendu tous ces bruits. Il n'y avait que par les oiseaux, que ces prophètes ou prophétesses pouvaient annoncer la mort d'avance, notamment par la pie et le corbeau, surtout au printemps. On sait que ces oiseaux ont besoin de la boue pour faire leurs nids. Quand donc ces bons voyants voyaient ces oiseaux ramasser de la boue sur le chemin de la mort, ils disaient [qu'ils] étaient en train de nettoyer la route pour le premier mort qui passerait là. Naturellement cette prophétie ne pouvait manquer de s'accomplir tôt ou tard, alors surtout que sur ce chemin pouvait en passer habituellement plusieurs par an. En fait d'oiseaux prédisant la mort, je n'ai jamais entendu parler que de ces deux-là. Cependant quelque farceur, comme le tailleur dont j'ai parlé plus haut, aurait dit à l'un de ces savants que l'épervier (ar sparfel) faisait aussi métier de prédire la mort. Oui, l'épervier prédit la mort, et même la donne plusieurs fois par jour mais aux petits oiseaux seulement. C'est l'Ankou de ces petits et faibles volatiles, dont il en fait presque exclusivement sa nourriture.

Un de ces savants chercheurs de légendes, pour devenir érudit, se demande comment les bretons inventèrent l'Ankou. Comment monsieur le savant ! la légende de l'Ankou vient de la même source que toutes les légendes bretonnes, c'est à dire des missionnaires chrétiens et des prêtres catholiques, leurs successeurs. Toutes ces légendes et celle de l'Ankou plus que les autres, portent la marque irrécusable du christianisme. Ankou vient du mot anken, ankenius, ankrez, qui veut dire inquiétude, peur, frayeur, mot qui caractérise fort bien l'exécuteur des hautes œuvres divines. Ce qui prouve encore que cet Ankou reste toujours invisible, c’est qu'il voyage jour et nuit, contrairement aux revenants et aux lutins qui ne viennent que la nuit. Toutes les fois qu'un breton éprouve un frissonnement quelconque, une peur inexplicable, il dit de suite : « Ayaou ! passed e ann Ankou dreisthon, ben ar veichal e zin ganthan » (Aïe, l'Ankou vient de passer par dessus moi, la prochaine fois il me prendra).

Il voyage ainsi jour et nuit, semant sur son chemin une espèce de terreur panique, le jour donnant des frissons et la nuit faisant entendre le wig-wig de la charrette des morts. Cet Ankou du reste, dont il y en a un par paroisse est changé tous les ans. C'est toujours l'âme de celui qui meurt le dernier dans l'année, qui est obligée de remplir les fonctions d'Ankou durant l'année suivante. Il faut à chaque curé son Ankou comme il lui faut un saint patron de la paroisse, une ou deux chapelles miraculeuses et surtout un bon nanaon [8]. Nanaon se compose de toutes les âmes qui sont au purgatoire. Ce sont là les meilleurs fournisseurs pour remplir la caisse du curé, l'Ankou et le Nanaon surtout.

Annotations

  1. 1,0 et 1,1 Ankou, Ankoù, sm. : bretonnisme, l'Ankou, traduit du breton « an Ankoù », est le serviteur de la mort en Basse-Bretagne ; son rôle est de récupérer dans sa charrette grinçante (karr / karrik an Ankoù) les âmes des défunts récents. On le représente comme un squelette revêtu d'un linceul, ou un homme grand et très maigre, les cheveux longs et blancs, la figure cachée par un large feutre et tenant à la main une faux qui diffère des faux ordinaires, en ce qu'elle a le tranchant tourné en dehors. L'Ankoù est parfois — à tort — confondu avec le diable, très présent par ailleurs dans la mythologie bretonne. Anatole Le Bras a popularisé l'Ankoù par la publication de sa "Légende de la Mort". Le mot est masculin en breton ; selon Dom Le Pelletier il serait à l'origine le pluriel de « anken » qui désigne l'angoisse, la peine. Arzel Even (revue Ogam, 1950-53) propose une autre étymologie : « nk » représente l'état réduit de la racine « nek » (périr) (nekros en grec, et nec, necare en latin). [Terme BR] [Lexique BR]
  2. Titre complet : « Vers adressés le 1er janvier 1898 à Le Braz Anatole qui m'a volé 24 manuscrits de mes Mémoires ». Ce poème est la premier texte du cahier manuscrit intitulé "Mon testament" de 57 pages contenant divers poèmes et lettres.
  3. 3,0 et 3,1 Atropos : l'une des trois Parques de la mythologie qui coupait le fil de la vie.
  4. Titre complet : « À Monsieur Malherbe de la Boixière (Propriétaire de la ferme de Toulven en Ergué-Armel ». Ce poème est l'un des textes du cahier manuscrit intitulé "Copie de lettres" des pages 9-36 contenant divers correspondances.
  5. Titre complet : « Chanson bretonne en l'honneur du sire Le Braz, président des régionalistes bretons et prétendant au trône du roi Gradlon ». Ce poème est l'un des textes du cahier manuscrit intitulé "Copie de lettres" des pages 9-36 contenant divers correspondances.
  6. Karrik an Ankoù : la charrette de la Mort. Elle est attelée de deux chevaux macabres. On l'entend toujours arrivé, car les essieux mal graissés du karrik grincent dans la nuit.
  7. 7,0 et 7,1 Kemener : tailleur.
  8. Nanaon (anaon) : âmes des trépassés.



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Thème de l'article : Ecrits de Jean-Marie Déguignet Création : Octobre 2015    Màj : 3.03.2024