La mort subite des pommes de terre rouges en juillet 1845

De GrandTerrier

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Un extrait des Mémoires de Jean-Marie Déguignet : Histoire de ma vie, version intégrale qui met en lumière la grande disette de 1845 qui suivit l'épidémie de mildiou sur les pommes de terre, en Irlande et également en Bretagne.

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Au-delà des explications données par le texte de Déguignet sur la crise de 1845, on a tenté une analyse historique locale complémentaire, que ce soit à travers les chiffres de l'évolution démographique, ou selon d'autres témoignages comme notamment ceux du préfet et du conseil municipal d'Ergué-Gabéric rendant compte des conditions économiques et sociales des années qui s'en suivirent.

Témoignage, Intégrale des Mémoires, page 71, partie « L'enfance »

« Cette année 44 fut encore assez bonne pour nous. Les abeilles avaient multiplié comme l'année précédente, et les pommes de terre donnèrent un bon rendement dans ce coin de terre sauvage qui avait coûté beaucoup de sueur à mon père pour le défricher. Mais hélas, pour les pommes de terre ce fut la dernière année, elles devaient disparaître pour toujours l'année suivante, du moins cette grosse race de pommes de terre rouges [1], la seule connue dans notre canton en ce temps-là. S'il n'y eût eu alors que cette race de pommes de terre sur notre petit globe, on aurait pu dire adieu les pommes de terre.

Puisque entre 44 et 45 je n'ai à signaler aucun incident extraordinaire dans mon existence de pauvre mendiant, je vais arriver de suite à la mort des pommes de terre qui arriva en juillet 45. On sait quel désastre, quelle effroyable disette causa cette mort subite des pommes de terre chez les Irlandais [2] autant que chez nous, pauvres Bas-Bretons, qui ne vivions que d'elles et de pain noir. Ah ! que de contes, que d'histoires, que de légendes naquirent alors au sujet de cette maladie noire qui emporta d'un seul coup en une seule année toute une race de pommes de terre.

La première idée chez nous, chez les pauvres, fut de mettre ce mal sur le compte des riches, puis ensuite les riches le rejetaient sur le dos des pauvres, des domestiques parce que ceux-ci ne cessaient depuis longtemps de jeter des anathèmes sur ces pommes de terre, les domestiques surtout à cause qu'on leur en faisait manger trop souvent, deux trois et quatre fois par jour en été, lorsqu'on mangeait quatre repas par jour. On avait chansonné certains fermiers à ce sujet. »

« On disait dans cette chanson :

Da lein e vez dec'huites [3]
Da vern e vez patates
Da vern vian, des pommes de terre
E da gouan, avalou douar.[4]

C'est-à-dire : " À déjeuner, à dîner, à collationner, à souper toujours des pommes de terre ". Car ces pommes de terre furent baptisées chez nous de toutes espèces de noms. Et ce fut encore selon les riches, ces blasphèmes, ces malédictions, jetés à la face des gros tubercules qui finirent par attirer sur eux la colère du Très Haut, qui agit là en l'envers de son père au jardin de l'Éden qui condamna deux individus à mort pour avoir mangé une pomme, ici ce furent les pommes elles-mêmes qui furent condamnées à mort et sans laisser de postérité.

Après les accusations portées contre les pauvres, les domestiques et le bon Dieu lui-même, vint le tour du diable. La maladie, qui commença d'abord à attaquer les feuilles de pommes de terre, était noire comme du charbon, donc elle ne pouvait provenir que du chef du noir empire. Ces feuilles avaient une telle puanteur que ça ne pouvait être que l'odeur des grillades de l'enfer. Les feuilles grillées et rôties, les tubercules en bouillie, c'était bien là l'image des damnés dans la fournaise.

Contexte historique local et des incidences démographiques et sociales

Quel fut l'incidence de l'épidémie de mildiou sur la population de la région quimpéroise et d'Ergué-Gabéric en particulier ? La première constatation est que la mortalité est à peine perceptible sur les courbes démographique : il n'y a cette année 1845 ni pic de mortalité, ni baisse de natalité, le nombre des habitants gabéricois se maintenant autour de 2000, avec même une légère croissance.

Une des raisons de ce maintien d'une croissance démographique est sans doute que la disparation des pommes de terre est compensée par de bonnes années de culture du sarrasin les années 1846 et suivantes. Le préfet de l'époque, le baron Germain-Joseph Boullé, expose la situation à la session du conseil d'arrondissement de 1846 :

« La providence vint particulièrement à l'aide de l'arrondissement de Quimper en lui donnant une magnifique récolte de blé noir. Grâce à l'abondance de ce grain, grâce aussi à la douceur de la température pendant l'hiver, qui ont permis de continuer une foule de travaux ordinairement interrompus dans cette saison, les classes ouvrières et indigentes ont moins souffert dans l'arrondissement qu'il n'était naturel de l'appréhender et même qu'elles n'ont souffert dans d'autres parties plus riches du département. »[5]

Le document ci-après atteste néanmoins que la misère fut bien réelle cette année-là à Ergué-Gabéric. Une mendiante installée dans une ferme est touchée par une maladie assez invalidante et grave pour que les conseillers municipaux s'en inquiètent et votent le 2 novembre 1845 une subvention pour lui permettre d'être emmenée en soins à Quimper :

« Le conseil municipal de la commune d'Ergué-Gabéric réuni au lieu ordinaire de ses séances, relativement à une mendiante restée malade dans la dite commune depuis plusieurs mois chez un cultivateur de cette commune. Vu la délibération de la commission de l'hospice de la ville de Quimper ne pouvant recevoir à l'hospice de Quimper la dite mendiante Marie Josephe La Hir, dite être née à Quimper. Vu la lettre de monsieur le Préfet en date du 25 octobre dernier par laquelle Mr le Préfet ne pouvant la recevoir à l'hospice au compte du département ;

C'est pourquoi le Conseil municipal de la dite commune invite Monsieur le Préfet de nous autoriser à prendre la somme de 22 f 50 sur les fonds disponibles de caisse municipale pour un mois de traitement à la dite mendiante à l'hospice de Quimper à raison de 75 c par jour. Le Conseil pense qu'un mois de traitement suffira pour sa parfaite guérison. » [6]

Le 27 décembre 1846, par manque de ressources, le conseil municipal répond par la négative à la demande du Préfet de rétribuer les pauvres et indigents touchés par la disette pour l'entretien des chemins vicinaux et note l'action indispensable contre la pauvreté menée par les agriculteurs les plus riches de la commune :

« Considérant que la commune ne possède aucune ressource suffisante pour faire opérer le moindre travail avantageux sur aucune partie des chemins vicinaux ordinaires ;

Considérant aussi que grâce à la bienveillance des habitants aisés, les pauvres valides et invalides de la commune trouvent jusqu'ici les travaux et secours nécessaires à eux et à leurs familles,

est d'avis de se borner quant à présent à engager les chefs d'exploitation à employer le plus qu'ils pourront tous les journaliers qui manqueraient réellement de travail. » [6]

Quelques mois plus tard le conseil revient sur sa décision et vote la somme de 90 fr. de la caisse municipale pour « être employée à faire travailler les journaliers indigents de cette commune » [6] et demande même le 2 mail 1847 que les travaux soient engagées au plus tôt :

« Considérant qu'il serait important que les travaux commençassent le plus tôt possible afin de pouvoir procurer immédiatement des moyens d'existence aux journaliers de la commune qui souffrent encore de la pénurie de travaux et de la cherté du blé. » [6]

Annotations

  1. Cette variété de pommes de terre était appelée « la saucisse » ou encore « la Reine des Celtes ». Cf. Dielh (R.), La Pomme de Terre, caractère et description des variétés, Imprimerie nationale, Paris, 1938, p. 110.
  2. La Grande Famine (en irlandais An Gorta Mór ou An Drochshaol, en anglais the Blight, The Irish Potato Famine ou The Great Famine) est le nom donné à une famine majeure en Irlande entre 1845 et 1849. C'est le résultat de 50 années d'interactions désastreuses entre la politique économique impériale britannique, des méthodes agricoles inappropriées et l'apparition du mildiou sur l'île, un champignon parasite qui a pratiquement anéanti d'un coup les cultures locales de pommes de terre, nourriture de base des paysans irlandais.
  3. Dec'hwitez : dans la région de Quimper ce terme désigne les toutes petites pommes de terre qui sont réservées à l'alimentation des cochons. Cf. Ar Floc'h (Yann), Koñchennoù eus Bro ar Stêr Aon, Quimper, 1952, p. 96.
  4. « Da lein e vez dec'hwitez / Da verenn e vez patatez / Da verenn vihan, des pommes de terre / Ha da goan, avaloû-douar » : à dejeuner la nourriture à cochon, à midi, il y a les patates, à goûter, des p. de terre (en français), et au souper des pommes de terre.
  5. Allocution de 1846 du préfet Boullé cité dans Histoire de Quimper, sous la Direction de Jean Kerhervé, éditions Privat, Toulouse, 1995, p. 201. À noter également qu'en 1847 « l'heureuse abondance du blé noir » compensera à nouveau le déficit de pommes de terre.
  6. 6,0 6,1 6,2 et 6,3 Délibérations du conseil municipal d'Ergué-Gabéric : [Fin de séance du 15 juin 1845, délibération du 2 novembre 1845] , [Séance du 27 décembre 1846] , [Fin de séance du 27 décembre 1846, séance du 10 janvier 1847] , [Séance du 2 mai 1847]



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Thème de l'article : Ecrits de Jean-Marie Déguignet Création : Avril 2010    Màj : 4.03.2024