Le pardon de Kerdévot en 1840-68

De GrandTerrier

Espacedeguignetter.jpg

A priori, entre les années de jeunesse gabéricoise de Jean-Marie Déguignet et son retour au pays après une période militaire, rien n'a changé du côté du pardon de Kerdévot : les mêmes mendiants, les mêmes longues tentes blanches, les mêmes prosternations religieuses ...

3deguignet.gif

Pour preuve, un extrait de la version des Mémoires d'un paysan bas-breton présentées par Anatole Le Braz (Revue de Paris en 1904-1905), et deux extraits des Mémoires de Jean-Marie Déguignet : Histoire de ma vie, version intégrale (publiée en 2001 par l'association Arkae).

Iconographie

DeguignetRDP.jpg
Procession, jeunes mariées

Extraits

Revue de Paris 1904, pages 833-834

Vint enfin la vieille fille, mon institutrice, qui prétendit que c’était un sort qu’on m’avait jeté, par jalousie, à cause que j’étais plus savant que les enfants des riches. Il fallait donc, selon la béate fille, trouver quelque chose de divin pour combattre la puissance diabolique, et, pour cela, elle ne trouva rien mieux que promettre une bonne chandelle à Notre-Dame de Kerdevot, qui, en ce temps-là, était en grande faveur dans toute la Basse-Bretagne, et qui était justement dans notre commune. Elle conseilla aussi d’aller chercher quelques bou­teilles d’eau à la fontaine qui était auprès de la chapelle de cette bonne vierge, puis elle me dit de réciter le plus sou­vent possible des pater et des ave à l’adresse de cette divine mère, qu’elle allait elle-même supplier dans ses propres prières. Elle alla chercher deux bouteilles d’eau à la fontaine miraculeuse. Je récitai plusieurs pater et plusieurs ave, après avoir dégusté, matin et soir, un verre de cette boisson miraculeuse qui devait être, surtout à cette époque, plus propre à communiquer des maladies qu’à les guérir. En ce temps-là, Notre-Dame de Kerdevot jouissait d’une réputation et d’une vogue extraordinaires, à peu près comme celles dont jouit plus tard, à la Salette et à Lourdes, la Vierge de l’Immaculée Conception. Tous les enfants scrofuleux, les teigneux, tous les hommes et les femmes affligés de plaies variqueuses ou cancéreuses allaient se plonger dans cette fontaine et y décrasser leurs plaies. Ma mère et la vieille fille me recommandèrent surtout d’avoir la foi et une grande confiance dans le Sauveur du Monde et en sa divine mère. De la foi, j’en avais alors de quoi transporter toutes les montagnes, et ce fut sans doute, comme disait la bonne fille, cette foi solide qui me sauva autant, sinon plus, que l’eau de la fontaine de Kerdevot.

Au bout de deux mois, je fus complètement rétabli, et je fus conduit par la vieille et ma mère, pieds et tête nus, porter une chandelle de vingt sous à la Vierge.

Intégrale 2001, page 117 (enfance)

Il me reste encore à citer une autre sorte de légendes : celles concernant les miracles dont notre chapelle de Kerdévot était alors le siège principal ; au temps où la Dame de ce lieu s'appelait simplement Mère de Dieu (Mam Doue), avant que Pie None en eut fait l'Immaculée Conception. À cette époque cette Mam Doue faisait plus de miracles à elle seule que tous les saints et saintes du Finistère.

À tous les pardons, on voyait arriver des gens, non seulement du Finistère, mais de tous les coins de la Bretagne et probablement d'ailleurs. Et tous ces gens venaient là apporter les dons pour des miracles accomplis, ou faire des avances pour ceux à accomplir. Les pièces d'argent et d'or pleuvaient là comme neige. Des ceintures de chandelles jaunes dites chandelles bénites, faisaient plusieurs fois le tour de l'église. Des quantités de cierges de tous les calibres, des charretées de blé, des porcs, des moutons, des gros bœufs et des chevaux. Tout ça était vendu à l'encan et bien cher, car tout le monde voulait en avoir.

Toutes ces choses, je les voyais bien, puisque j'allais alors à tous les pardons, mais de miracles je n'en voyais pas. J'entendais un prêtre, du haut de la chaire, citer quantités de noms de gens guéris de toutes sortes d'infirmités, mais je n'en connaissais aucun et n'en voyais aucun. Je voyais, au contraire, une multitude d'infirmes se traîner sur les genoux nus et faire ainsi plusieurs fois le tour de l'église en priant à haute voix ; je les voyais aller à la fontaine laver leurs membres tordus ou gangrénés, et je les voyais partir comme ils étaient venus. Et l'année après, je les voyais encore revenir plus infirmes que jamais. Ah ! il y en avait là, le soir, des individus que bien des gens auraient pris réellement comme ayant été miraculés. J'ai déjà parlé de ces malins que l'on voyait le matin faire les manchots, les paralytiques, les aveugles et les culs-de-jatte, et qu'on voyait le soir se mesurant à coups de pieds et à coups de poings avec les meilleurs gars.

Intégrale 2001, page 325 (1868)

Après avoir copieusement dîné chez le maire, j'allai faire un tour jusqu'au pardon où je vis que rien n'était changé. À l'entrée, je revis les mêmes affligés et les mêmes paralytiques bordant les deux côtés du chemin et appelant à tue-tête avec les intonations jérémiques et jalimiques la pitié des passants, des béquillards, des manchots, des culs-de-jatte, d'autres montrant des plaies horribles et hideuses souvent entretenues à dessein pour exciter la pitié, d'autres affligés d'une demi-douzaine de gosses en guenilles et rangées artistiquement par rang de taille sur la paille ou la fougère. Et c'était au nom de Dieu et de Marie, sa mère, la Notre-Dame de Kerdévot que ces malheureux imploraient la charité et c'était aussi au nom de ces mêmes fictions qu'ils la recevaient, l'humanité n'y était pour rien. Ce n'était pas une aumône que ces malheureux recevaient, c'était de l'argent placé à gros intérêts puisque les donateurs devaient recevoir en grâce et en indulgence le centuple, comme il est dit dans les Évangiles : « Et Timothée dit : "Le riche qui donne, s'amasse aussi pour l'avenir un trésor placé sur un bon fonds." »

L'aspect de ce grand grand pardon était toujours tel que je l'avais vu autrefois. L'esplanade était entièrement couvertes de débits et de longues tentes blanches, lesquelles étaient remplis de gens buvant des camots (café mêlé d'eau-de-vie, du breton mikamo) et demi-camots, c'est-à-dire de l'eau noircie mêlée de la plus mauvaise eau-de-vie. Je voyais encore des hommes et des femmes tournant autour de la chapelle, les uns debout, les autres se traînant sur leurs genoux. Ici, je pouvais constater cependant malgré les épithètes dont on gratifie les Bretons au sujet de leur ignorance, de leur fanatisme, que j'en avais vu d'autres peuples plus ignorants et plus fanatisés encore, aussi bien chez les chrétiens de toutes sectes que chez les mahométans. J'avais vu les moujiks russes se traînant à deux genoux pour se rendre au saint Sépulcre en suivant, soi-disant, la Voie Douloureuse et se brûler le front, les seins et autres parties du corps avec des bouts de chandelle allumés au feu du Saint-Esprit. J'avais vu au Mexique des femmes se traînant à genoux, les jupes relevées à la suite du carrosse d'un évêque pansu et j'avais vu, un Vendredi Saint, imiter toutes les scènes de la passion avec un pauvre bougre qui se laissait faire comme s'il eût été le Christ. On ne peut pousser plus loin les folies de la religion. Je voyais cependant qu'à Kerdévot les miracles avait baissé car il n'y avait pas autant de sacs de blé, de moutons, de bœufs et de génisses que j'en avais vu autrefois, offerts par des miraculés et par ceux qui demandaient à l'être. Cela provient sans doute de ce que cette Dame, malgré ses nombreux enfants, ne peut pas tenir plusieurs maisons de commerces à la fois. Ici, en Bretagne, elle en a tenu successivement plusieurs, grâce à sa mère sans doute qui en est la patronne, mais toutes elles tombent en décadence, les unes après les autres, surtout depuis que cette grande industrielle a porté le centre de son industrie dans les Pyrénées (allusion à Lourdes).



Tamponsmall2.jpg
Thème de l'article : Ecrits de Jean-Marie Déguignet Création : Avril 2010    Màj : 7.09.2023