Sevel ar gwenan, l'apiculture bretonne ou la passion des abeilles de J-M. Déguignet

De GrandTerrier

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Bien que piqué par une abeille alors qu'il n'avait que 7-8 ans, notre paysan bas-breton a développé une passion pour les abeilles et les ruchers, jusqu'à en écrire un manuel didactique en breton.

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Autres lectures : « ALLE Gérard & LE MOIGNE Jean-Louis - Abeille et miel en Bretagne » ¤ « Espace Déguignet » ¤ « 1635-1789 - Notes sur l’aspect extérieur d’une ferme cornouaillaise » ¤ 

Présentation

Cela commence en 1840-42, lorsque Jean-Marie Déguignet se fait sévèrement piqué par une abeille malfaisante, et qu'il s'en trouve comme métamorphosé : « elle contribua à faire développer mes facultés mentales de façon extraordinaire ». Et lorsqu'il est guéri, son père qui exploite des ruches au Guélennec honore sa promesse : « À la Saint-Michel mon père vendit six des ruches les plus lourdes et j'eus mon habillement neuf comme on me l'avait promis ».

En 1840, la plupart des fermes d'Ergué-Gabéric avaient encore leur rucher. Antoine Favé dans ses notes sur l’aspect extérieur d’une ferme cornouaillaise écrit : « Le miel de Bretagne avait une grande réputation, réputation même de propriétés curative, qu'il semble tendre à perdre aujourd'hui. Ce qui est certain, c'est que nos braves gens de pères savaient apprécier pertinemment la saveur d'un rayon de miel, et dans les bonnes maisons au moins on avait de douze à vingt ruches ou mères d'abeilles ».

Il ajoute : « Dans quelques testaments, on voit tel parrain laisser une ruche à son filleul en héritage, ou tel maître prendre la même disposition pour un ami ou un serviteur dévoué. Les cires de notre pays faisaient, jusqu'à la Révolution, l'objet d'un commerce actif avec le port de Morlaix qui les transportait particulièrement en Espagne, en Hollande et dans les pays du Nord. » Et il analyse aussi « les pièces d'un procès taxées à 82 livres, que nous possédons, nous racontent que le jour de la foire de Saint-Corentin 1782, Hervé Lizien, du Melennec, fit marché avec Queinnec, marchand d' Irvillac, pour lui fournir dès le lendemain deux barriques de miel ».

Quant à Déguignet, au cours de ses grands voyages, il a un rêve récurrent, revenir au pays du côté du Stangala et y élever des abeilles : « J'y aurais d'abord bâti une petite case, dans l'endroit le plus convenable, là où j'aurais pu défricher assez de terre pour faire un jardin potager, à bord duquel j'aurais établi un rucher assez grand pour contenir 45 ou 50 ruches, ce qui est suffisant pour un homme seul ».

Il découvre en Provence les nouvelles ruches de bois de sapin qu'on empile, et qui, grâce à des cadres mobiles sont plus pratiques et moins dangereuses pour l'apiculteur. Mais pour son coin de Bretagne Déguignet prone l'utilisation de ruches en paille « Ici, où les abeilles ne trouvent le miel qu'au milieu de l'été, en juillet et au commencement d'août, de petites ruches en paille suffisent. Ces ruches bien confectionnées les garantissent contre le froid de l'hiver et contre les grandes chaleurs de l'été ».

Il réserve les ruches modernes pour son sens de l'observation : « Je pourrais bien fabriquer quelques-unes en planches avec vitre derrière, comme j'en ai vues à Aix, mais ce serait comme fantaisie, et afin de pouvoir observer les travaux intérieurs de la colonie qu'il est seulement curieux et étonnant d'observer. ».

En 1902 il rédige et expédie un traité en breton sur l'art d'élever les abeilles, pour un concours organisé par François Vallée [1], rédacteur en chef du journal « Kroaz ar Vretoned ». Un prix de 50 francs est prévyu pour récompenser le meilleur écrit en breton sur l'élevage d'abeilles, la fabrication de cidre ou sur le labourage à plat avec la charrue Brabant : « An Aotrou Vallée, mekaniker eus Sant Brieg a ginnig hanterkant lur a brizioù d’ar gwellañ pennadoù-skrid diwar-benn unan pe unan, eus an tri danvez-mañ : sevel ar gwenan, ober ar jistr, labourat a-blad gant an alar vrabant, hadañ gant an haderez ha medi gant ar vederez pe droc’herez ».

Le travail Jean-Marie Déguignet est assorti d'une mention d'honneur : « Ur meneg a enor d'an Aotrou Tanguignot (sic) eus Kemper neus savet eur slrid war ar gwenan, ennan aliou eus an talvoudusa, nemet e vrezeneg a zo fall, penseliet ma'z eo [a] vommou gallek, latin, italianek zoken » (Une mention d'honneur à monsieur Déguignet qui a produit un écrit sur les abeilles. Son travail contient de nombreux avis très intéressants ; néanmoins son breton n'est pas excellent, et est truffé de mots français, latins et italiens).

Pourtant il avait prévenu ceux qu'il qualifiait de « régionalistes non bretonnants » :

Frame

« Écrire un traité scientifique et artistique dans une vieille langue barbare comme le breton, c'est presque impossible, puisque les choses principales vous manquent : les mots ».

«  Il est vrai que les régionalistes, non bretonnants, ont dit dans leur programme en s'adressant aux poètes et autres écrivains, qu'ils devront dans leurs poèmes et dans leur prose, s'efforcer de mettre leur peine (o foan), d'enrichir la langue bretonne et de relever l'esprit des Bretons. Cela est fort bien. Enrichir la langue est chose facile, je l'enrichis joliment et forcément dans mon petit traité apicole ».

« (Mais) les mots bretons qu'ils écrivent sont orthographiés d'une telle façon qu'il est impossible de les prononcer en vrai breton, et ensuite ils écrivent une foule de mots qui ressemblent plutôt au chinois et à l'arabe qu'au breton, et dont nous autres Bretons bretonnants n'en avons jamais entendu parler ».

« Comme les curés en leurs sermons, je suis bien obligé d'employer beaucoup de mots français, et même de mots latins, puisque apiculture vient du latin apis (abeille) et cultor (laboureur) ».

Nous ne savons qui remporta le premier prix du concours de Kroaz ar Vretoned sur le sujet « Sevel ar gwenan » (l'élevage d'abeilles). Est-ce Jean-Louis Henry de Lennon qui publia en 1906 un excellent manuel de 28 pages en breton intitulé « Ar gwenan »?

JL Henry, Manuel d'apiculture, cf fichier pdf

Assurément, pour Déguignet, le monde des abeilles représentait le monde idéal, à l'opposé de l'humain : « Car il n'y a pas au monde aucune société de bipèdes ou quadrupèdes travaillant et se gouvernant comme les abeilles. Là tout le monde travaille dans un accord parfait. Chacun pour tous et tous pour chacun. Il n'y a ni fainéants, ni parasites, ni tyrans, ni despotes, ni fripons, ni charlatans parlementaires ou sermontaires ». Quand il décrit ce monde là en page 331 de ses Mémoires, on croirait lire la version apicole d'un roman de Bernard Werber.

Citations, extraits

L'enfant à la piqure d'abeille

Intégrale, page 33-36.

Seuls les veines du cou et quelques petits mouvements des lèvres indiquaient que je n'étais pas encore tout à fait un cadavre. Cependant, dans la matinée du cinquième jour, mon esprit qui avait tant couru même après les essaims et les couriquets [2] revint se reposer dans les lobes de ma cervelle qui avait cessé de fermenter. [...]

Cependant, si cette inconscient abeille me causa tant de maux et de désagréments, elle contribua à faire développer mes facultés mentales de façon extraordinaire que la science phrénologique explique fort bien du reste . [...]

À la Saint-Michel mon père vendit six des ruches les plus lourdes et j'eus mon habillement neuf comme on me l'avait promis, c'est à dire un pantalon en toile, un chupen [3], et un chapeau.

Éleveur d'abeilles en Provence

Intégrale, page 315-317.

Un jour, en nous promenant et philosophant dans les sentiers des environs d'Aix, nous nous trouvâmes en face d'un petit enclos, à la porte duquel il y avait une enseigne en grosses lettres ainsi libellée : « Marcellin, apiculteur praticien ».

« Quel métier que c'est ça ? demanda Orticoni.

- Ça, dis-je c'est le métier d'éleveur d'abeilles ».

Mais, pendant que nous causions, à la porte, M. l'apiculteur, qui se promenait sous les arbres de son établissement apicole, vient très poliment nous inviter à entrer dans son ermitage, car c'était un véritable ermitage, quoiqu'il fut habité par plusieurs millions d'habitants ailés, et nous fit voir son rucher, un modèle nouveau.

Une centaine de ruches

Intégrale, page 329-330.

J'y bâtirai une maisonnette, seul et à ma façon, les pierres et le bois n'y manquant pas, puis j’établirai un rucher couvert pour y mettre en rangs superposés, une centaine de ruches. Mais je ne commencerai d'abord que par une trentaine, qui me coûteraient environ trois cent francs. Après je verrais. [...] Mes abeilles me donneraient quatre mois d'occupation, du commencement de juin où l'essaimage commence ordinairement, à la fin septembre où se fait la vente, la fabrication du miel et de la cire. Pendant l'hiver, je pourrais cultiver, chasser et pêcher, et puis j'aurais aussi des ruches à confectionner. Non pas des ruches mobiles comme j'en au vu là-bas à Aix chez notre ami l'apiculteur savant. J'étais certain que ces sortes de ruches ne sont bonnes et utiles que dans les pays privilégiés, où les abeilles trouvent à butiner toute l'année et on peut alors faire de l'apiculture savante et intensive. Mais, ici, où les abeilles ne trouvent le miel qu'au milieu de l'été, en juillet et au commencement d'août, de petites ruches en paille suffisent et sont faciles à confectionner et faciles à manier. Je comptais du reste apporter quelques améliorations à ce système, à mesure que l'expérience m'en aurait démontré l'utilité et les avantages. Tout est perfectible en ce monde, attendu que le créateur n'a rien fait de parfait. Les ruches en paille sont du reste les meilleurs logements pour les abeilles. Ces ruches bien confectionnées les garantissent contre le froid de l'hiver et contre les grandes chaleurs de l'été. Je pourrais bien fabriquer quelques-unes en planches avec vitre derrière, comme j'en ai vues à Aix, mais ce serait comme fantaisie, et afin de pouvoir observer les travaux intérieurs de la colonie qu'il est seulement curieux et étonnant d'observer.

Des ruches savamment soignées

Intégrale, page 795-797.

On a vu que j'avais choisi là-bas, dans les grands Stang-Odet, un emplacement convenant parfaitement à mes goûts et à mes désirs de solitude, étant convaincu que je serais vite arrangé avec le propriétaire de ces terres, qui ne lui rapportaient rien. À moi, je comptais qu'elles m'auraient rapporté beaucoup, assez du moins pour y vivre en paix et en liberté. J'y aurais d'abord bâti une petite case, dans l'endroit le plus convenable, là où j'aurais pu défricher assez de terre pour faire un jardin potager, à bord duquel j'aurais établi un rucher assez grand pour contenir 45 ou 50 ruches, ce qui est suffisant pour un homme seul. Ces ruches, savamment soignées, m'auraient donné de 450 à 500 francs par an. Avec ça, mon jardin potager, quelques poules, du gibier, du poisson, j'aurais eu l'existence la plus heureuse qu'on puisse rêver.

L'art d'élever les abeilles

Intégrale, page 803-805.

Je n'ai pas pu oublier le projet que j'avais fait d'aller, en ermite, habiter ce désert sauvagement merveilleux [4], où j'aurais passé ma vie au milieu de mes amies les abeilles, paisible, loin du bruit, des fracas, des tracassements, des félonies, des canailleries et des horreurs du monde civilisé ...

C'est en pensant à cet ermitage manqué [4] que je me (suis) mis, aujourd'hui, à écrire un petit traité sur l'art d'élever des abeilles. Et cela, aussi, parce que cette fameuse société dite régionaliste de la Bretagne a demandé pour son concours annuel [5], avec beaucoup d'autres écrits bretons, un écrit donnant les meilleurs moyens d'élever les abeilles. Je vais leur en donner un, quoique cela soit bien difficile.

Un traité de bretonnant

Intégrale, page 808-809.

J'ai expédié aujourd'hui même, 6 juin 1903, ce petit traité d'apiculture à Saint-Brieuc, à un personnage nommé Vallée [1], auquel on a dit d'adresser tous les travaux faits en breton de Léon, de Tréguer et de Cornouaille. Il paraît que ce monsieur est un celtisant émérite, il faut qu'il le soit s'il arrive à se débrouiller dans tous ces jargons écrits ! Je les comprends aussi, ces trois idiomes, quand ils sont parlés, mais en écrits je suis obligé de me torturer l'intellect pour deviner ce que les auteurs ont voulu écrire. Car d"abord, les mots bretons qu'ils écrivent sont orthographiés d'une telle façon qu'il est impossible de les prononcer en vrai breton, et ensuite ils écrivent une foule de mots qui ressemblent plutôt au chinois et à l'arabe qu'au breton, et dont nous autres Bretons bretonnants n'en avons jamais entendu parler. Mais ces écrivains, qui se disent celtisants, prennent peut-être ces mots barbares dans les différents idiomes celtiques, qui sont très nombreux, puisqu'ils considèrent comme peuples celtiques non seulement les Bretons mais aussi les Basques, les Irlandais et Écossais, dont les dialectes cependant diffèrent autant entre eux que le russe et le français.

Annotations

  1. 1,0 et 1,1 François Vallée : grammairien, directeur de la revue Kroaz ar Vretoned et auteur d'un des meilleurs dictionnaires de la langue bretonne.
  2. Couriquets : lutin, du breton korr, korrig, korrigan (nain, petit nain, très petit nain) par francisation du mot korrigeg, pluriel de korrig.
  3. Chupenn, féminin (pluriel chupennoù) : veste courte pour homme, veston, pourpoint (Wiktionary). Emprunté du breton, le terme est devenu du genre masculin en parler quimpérois (C.A. Picquenard).
  4. 4,0 et 4,1 Le lieu d'ermitage breton évoqué par Jean-Marie Déguignet est la vallée du Stangala qu'il nomme Stang-Odet, situé près du village de son enfance, Quélennec en Ergué-Gabéric.
  5. Avis de concours le 23 novembre 1902, dans l'hebdomadaire bretonnant Kroaz ar Vretoned (la Croix des bretons) qui, sur l'initiative de son réacteur en chef François Vallée, récompense de 50 francs les meilleurs écrits en breton sur les abeilles, le cidre ou le labourage à plat avec la charrue Brabant : « An Aotrou Vallée, mekaniker eus Sant Brieg a ginnig hanterkant lur a brizioù d’ar gwellañ pennadoù-skrid diwar-benn unan pe unan, eus an tri danvez-mañ : sevel ar gwenan, ober ar jistr, labourat a-blad gant an alar vrabant, hadañ gant an haderez ha medi gant ar vederez pe droc’herez ».
  6. 6,0 et 6,1 La propolis est un matériau recueilli par les abeilles à partir de certains végétaux. Cette résine végétale est utilisée par les abeilles comme mortier et anti-infectieux pour assainir la ruche. Elle est récoltée pour ses propriétés thérapeutiques. Erreur de référence : Balise <ref> incorrecte : le nom « Propulis » est défini plusieurs fois avec des contenus différents.
  7. Kaoc'h pemoc'h : merde de porc.



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Thème de l'article : Ecrits de Jean-Marie Déguignet Création : Mai 2013    Màj : 15.08.2023