Un sorcier - Moeurs bretonnes - Ce que vaut une fille, Gazette des Tribunaux 1838

De GrandTerrier

JournalVendeur.jpg

L'article qui a inspiré Henri Beyle, alias Stendhal [1], dans ses « Mémoires d'un touriste ».

GTrib-02021838-0.jpg
GTrib-02021838-0.jpg

Autres lectures : « 1838 - Procès d'Yves Le Pennec, jeune domestique voleur, sorcier et dépensier » ¤ « STENDHAL - Mémoires d'un touriste » ¤ « BERNARD Norbert - Les voix d'Yves Pennec » ¤ « 1832 - L'affaire Jean Le Jaouanc, agresseur de Marie-Anne Le Corre » ¤ « 1839 - Acquittement d'Hervé Kerluen, un des plus beaux hommes de Basse-Bretagne » ¤ « 1844 - Placards réglementaires pour les cabarets gabéricois » ¤ 

Présentation

Le compte-rendu d'audience paru le 2 février 1838 dans La Gazette des Tribunaux constitue un article accrocheur qui a attiré l'attention du voyageur Stendhal [1], lequel l'a commenté et recopié dans ses « Mémoires d'un touriste ».

On note néanmoins quelques différences entre la copie de l'écrivain et le texte originel. Le titre tout d'abord, "UN SORCIER - MOEURS BRETONNES - CE QUE VAUT UNE FILLE ", a été remplacé par "LES SORCIERS BRETONS" dans les Mémoires.

La valeur d'une fille fait référence aux échanges sur une prétendue dot : « il prétendit qu'il avait jusqu'à la concurrence de mille écus », l'écu - en breton skoed, représentant une somme de 3 francs. Le père répondit qu'il n'attendait pas plus de 1500F. Le maire a même confirmé que ce type d'échange lui semblait normal : « C'est vrai ce que dit le témoin ; une fille vaut cela dans notre commune ».

Une autre différence est le paragraphe « Ce récit semble ne pas trouver que des incrédules parmi l'auditoire, composé en partie d'habitants de la campagne ». Lequel est retranscrit par Stendhal en « Le silence passionné de la plus extrême attention règne dans l'auditoire. Il est évident que l'immense majorité croit au récit de Pennec ». Ce qui est bien différent !

Et enfin les derniers mots du compte-rendu d'audience sont : « il s'en retourne triomphant à la maison d'arrêt. Il comparaîtra bientôt en police correctionnelle, comme prévenu de dégradation de monumens publics ». Stendhal se contente d'un « il s'en retourne triomphant  ».

Transcription

Vendredi 2 Février 1838. Gazette des Tribunaux. Journal de jurisprudence et des débats judiciaires.

Cour d'assises du Finistère (Quimper). (Correspondance particulière). Présidence de M. Leminily. Audience du 25 janvier 1838

UN SORCIER - MOEURS BRETONNES - CE QUE VAUT UNE FILLE

Yves Pennec, enfant de l'Armorique, est venu s'asseoir hier sur le banc de la Cour d'assises. Il a 18 ans ; ses traits irréguliers, ses yeux noirs et pleins de vivacité annoncent de l'intelligence et de la finesse. Les anneaux de son épaisse chevelure couvrent ses épaules, suivant la mode bretonne. L'interrogatoire qu'il va subir nous fera connaître pourquoi Yves Pennec a quitté ses bruyères pour la salle des assises.

M. le Président : Accusé, où demeuriez-vous quand vous avez été arrêté ?

Yves Pennec : Dans la commune d'Ergué-Gobéric.

D. Quelle était votre profession ? -- R. Valet de ferme: mais j'avais quitté ce métier; je me disposais à entrer au service militaire.

D. N'avez-vous pas été au service de Leberre ? -- R. Oui.

D. Eh bien ! depuis que vous avez quitté sa maison, une forte somme d'argent a été volée à son préjudice ; le voleur devait nécessairement bien connaître les habitudes des époux Leberre ; leurs soupçons se portent sur vous. -- R. Ils se sont portés sur bien d'autres ; mais je n'ai rien volé chez eux.

D. Cependant, depuis cette époque, vous êtes mis comme un des plus cossus du village; vous ne travaillez pas ; vous fréquentez les cabarets ; vous vous livrez à la passion du jeu ; vous y perdez beaucoup d'argent, et l'argent employé à toutes ces dépenses ne vient sans doute pas de vos économies comme simple valet de ferme ? -- R. C'est vrai, j'aime le jeu pour le plaisir qu'il me rapporte ; j'y gagne quelquefois ; j'y perds plus souvent, mais de petites sommes ; et puis j'ai des ressources. Quant aux beaux vêtements dont vous parlez, j'en avais une grande partie avant le vol, entre autres ce beau chupen que voilà.

D. Mais quelles étaient donc vos ressources ?

« Pennec, après s'être recueilli un instant et avec un air de profonde bonne foi : « J'ai trouvé un trésor, voilà de cela trois ans : c'était un soir. Je dormais ; une voix vint tout à coup frapper à mon chevet: « Pennec, me dit-elle, réveille-toi. » J'avais peur, et je me cachai sous ma couverture ; elle m'appela de nouveau ; je ne voulus pas répondre. Le lendemain, je dormais encore ; la voix revint, et me dit de n'avoir pas peur: « Qui êtes-vous ? lui dis-je; êtes-vous le démon ou Notre-Dame de Kerdévote ou Notre-Dame de Sainte-Anne ; ou bien ne seriez-vous pas encore quelque voix de parent ou d'ami qui vient du séjour des morts ? -- Je viens, me répliqua la voix avec douceur, pour t'indiquer un trésor. » Mais j'avais peur, je restai au lit. Le surlendemain, la voix frappa encore: « Pennec, Pennec, mon ami, lève-toi, n'aie aucune peur, ce n'est pas loin. Va près de La grange de ton maître Gourmelen, contre le mur de la grange, sous une pierre plate, et là tu trouveras ton bonheur. » Je me levai, la voix me conduisit et je trouvai une somme de 350 francs.

Ce récit semble ne pas trouver que des incrédules parmi l'auditoire, composé en partie d'habitants de la campagne.

D. Avez-vous déclaré à quelqu'un que vous aviez trouvé un trésor ? -- R. Quelques jours après, je le déclarai à Jean Gourmelen, mon maître. A cette époque, Leberre n'avait pas encore été volé.

D. Quel usage avez-vous fait de cet argent ? -- R. Je le destinai d'abord à former ma dot ; mais, le mariage n'ayant pas eu lieu, j'ai acheté de beaux habits, une génisse ; j'ai payé le prix de ferme de mon père, et j'ai gardé le reste.

Plusieurs témoins sont successivement entendus.

Leberre : Dans la soirée du 18 au 19 juin dernier, il m'a été volé une somme de 260 francs ; j'ai soupçonné l'accusé parce qu'il savait où nous mettions la clef de notre armoire, et qu'il a fait de grandes dépenses depuis le vol. Pennec m'a servi six mois ; il ne travaillait pas, il était toujours à regarder en l'air. Quand il m'a quitté, je ne l'ai pas payé, parce qu'il n'était pas en âge, et que, quand on paie quelqu'un lorsqu'il n'est pas l'âge, on est exposé à payer deux fois. (On rit.)

Gourmelen : Voilà bientôt trois ans, l'accusé a été à mon service ; quand il y avait du monde, il travaillait bien, mais il ne faisait presque rien quand on le laissait seul. Pour du côté de la probité, je n'ai jamais eu à m'en plaindre. Pendant qu'il me servait, il m'a raconté qu'il avait trouvé un trésor. Pennec passe pour un sorcier dans le village ; mais on ne dit pas que ce soit un voleur.

Kigourlay L'accusé a été mon domestique ; il m'a servi en honnête homme ; je n'ai pas eu à m'en plaindre ; il travaillait bien ; il jouait beaucoup la nuit : je l'ai vu perdre jusqu'à six francs ; c'est moi qui les lui ai gagnés. (On rit.) C'est un sorcier, il a un secret pour trouver de l'argent. (Mouvement.)

René Laurent, maire de la commune, d'un air décidé, et avec l'attitude d'un homme qui fait un grand acte de courage: Pennec passe dans ma commune pour un devin et pour un sorcier ; mais je ne crois pas cela, moi ; ce n'est plus le siècle des sorciers ... Un jour, c'était une grande fête, il y avait à placer sur la tour un drapeau tricolore ..., maintenant c'est un drapeau tricolore ; mais autrefois j'étais maire aussi, et alors c'était un drapeau blanc ; Pennec eut l'audace de monter, sans échelle, jusqu'au haut du clocher, pour planter le drapeau ; tour le monde était ébahi ; on croyait qu'il y avait quelque puissance qui le soutenait en l'air ; je lui ordonnai de descendre ; mais il s'amusait à ébranler les pierres qui servent d'ornement aux quatre côtés de la chapelle ; je le fis arrêter. Les gendarmes, surpris de la richesse de ses vêtements, le conduisirent au procureur du roi ; il fut mis en prison. Plus tard la justice vint visiter l'endroit où il prétendait avoir trouvé son trésor ; j'étais présent à la visite. Pennec arracha une pierre, puis quand il eut ainsi fait un vide, il nous dit avec un grand sang-froid : « C'est dans ce trou qu'était mon trésor. » (On rit). On lui fit observer que le vide était la place de la pierre ; mais il persista. Je suis bien sûr qu'avant le vol de Leberre l'accusé avait de l'argent, et qu'il a fait de fortes dépenses ; je lui avais demandé s'il était vrai qu'il eut trouvé un trésor ; mais il ne voulait point m'en faire l'aveu, sans doute parce que le gouvernement s'en serait emparé. C'est un bruit accrédité dans notre commune que quand on trouve, c'est pour le gouvernement ; aussi l'on ne trouve pas souvent, ou du moins on ne s'en vante pas. (Explosion d'hilarité.) Surpris que Pennec eut tant d'argent, je fis bannir (publier) sur la croix ; mais personne ne se plaignit d'avoir perdu ou d'avoir été volé.

M. l'avocat du Roi : Vous voyez bien, Pennec, que vous ne pouvez pas avoir trouvé d'argent dans un trou qui n'existait pas.

Pennec : Oh! l'argent bien ramassé ne fait pas un gros volume, et puis la voix peut avoir bouché le trou depuis. (Hilarité générale.)

Jean Poupon : Voilà six mois, Pennec est venu me demander la plus jeune et la plus jolie de mes filles en mariage: « Oui, volontiers, si tu as de l'argent. -- J'ai mille écus, dit Pennec. -- Oh! je ne demande pas tant, je te la passerai pour moitié moins ; si tu as quinze cents francs, l'affaire est faite ; frappe là. » Nous fûmes prendre un verre de liqueur, et de là chez le curé, qui fit chercher le maire. Le maire et le curé furent d'avis qu'il fallait que Pennec montrât les 1,500 francs ; il ne put les montrer, et alors je lui dis: « Il n'y a rien de fait. » Pennec passe pour un devin, mais pas pour un voleur ; il m'a servi, j'ai été content de son service.

Le maire : C'est vrai ce que dit le témoin ; une fille vaut cela dans notre commune.

Après le réquisitoire de M. l'avocat du Roi et la plaidoirie de Me Cuzon, qui a plus d'une fois égayé la Cour, le jury et l'auditoire, M. le président fait le résumé des débats. Au bout de quelques minutes, le jury, qui probablement ne veut pas que la commune d'Ergué-Gobéric soit privée de son sorcier, déclare l'accusé non coupable.

Sur une observation de Me Cuzon, la Cour ordonne que les beaux habits seront immédiatement restitués à Pennec qui n'a en ce moment qu'une simple chemise de toile et un pantalon de même étoffe. Aussitôt tous les témoins accourent et viennent respectueusement aider Pennec à emporter ses élégans costumes. Pennec a bientôt endossé le beau chupen, l'élégant bragon-bras et le large chapeau surmonté d'une belle plume de paon : il s'en retourne triomphant à la maison d'arrêt.

Il comparaîtra bientôt en police correctionnelle, comme prévenu de dégradation de monumens publics.

Coupure de presse

Annotations

  1. 1,0 et 1,1 Henri Beyle, connu sous le pseudonyme de Stendhal, né le 23 janvier 1783 à Grenoble et mort le 23 mars 1842 à Paris, est un écrivain français, réaliste et romantique, connu en particulier pour ses romans Le Rouge et le Noir et La Chartreuse de Parme.



Tamponsmall2.jpg
Thème de l'article : Coupures de presse relatant l'histoire et la mémoire d'Ergué-Gabéric Création : novembre 2014    Màj : 23.12.2023